
Nous republions intégralement une interview de Karima Lazali, parue dans El Watan.
Karima Lazali a publié un livre très remarqué, Le trauma colonial, une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie (La Découverte Paris et Koukou Algérie 2018). Loin des méandres insondables de la politique, quel regard psychosocial porte-t-elle sur l’équation insoluble du 5e mandat du président Bouteflika que les manifestations de vendredi remettent en cause ? Elle a bien voulu nous répondre…
Le président Bouteflika se présente pour la cinquième fois à la présidentielle, qu’est-ce que cela indique sur la «santé» de l’Algérie ?
Comme vous le formulez très justement, l’état du président nous révèle quelque chose de très important sur la santé, la perte du sentiment du vivant et du dynamisme de la société algérienne. Un Président, qu’on ait voté ou pas pour lui, est en position de représenter une population.
Ce qui signifie qu’entre la population et les hommes du pouvoir politique existe un lien de reconnaissance réciproque. Or, la réalité du président Bouteflika, par sa maladie et son vieillissement, interpelle sur la façon dont la population se sent elle-même usée et atteinte dans le fait de se sentir vivante et en pleine vigueur.
Il s’agit de se demander en quoi cette représentation du chef de l’Etat répond parfaitement à la façon dont les individus se sentent eux-mêmes amoindris, vieillissants, côtoyant la mort et surtout privés d’un potentiel de création.
L’état du Président est une représentation de l’état général de la population. Il ne s’agit donc pas d’un asservissement au lieu du pouvoir, mais plutôt d’une continuation effrayante entre le lieu du pouvoir malade et là où les individus sont eux aussi, en tant que citoyens, accablés par la douleur, le sentiment de malvie et surtout l’impuissance occasionnée par le fait de se sentir pris dans un destin irrémédiable (la mort).
Les manifestations qui ont débuté vendredi ont-elles été un sursaut pour ne pas succomber à cette impuissance ?
Par l’ampleur des manifestations sur tout le territoire algérien, la population proclame un double refus ; d’une part, celui de participer à la mélancolisation de la société et, d’autre part, celui de consentir à une double scène, à savoir afficher un chef d’Etat malade et vieillissant pour cacher le véritable lieu du pouvoir.
En effet, le pouvoir algérien depuis l’indépendance œuvre par l’invisibilisation. Il avance en fabriquant du trouble, de la confusion afin de distiller une difficulté pour identifier et nommer les véritables acteurs du pouvoir politique. Ce procédé utilise l’invisibilisation dans le but d’éviter toute forme de responsabilité individuelle.
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette notion ?
Nous savons rarement qui parle, qui commande, qui décide, qui nomme et, surtout, qui élimine. Cette invisibilisation a été un puissant instrument de gouvernance pour maintenir trouble et confusion sur les lieux véritables de la responsabilité politique. Le pouvoir politique était une masse invisible à peine nommable un par un, là où les individus constituaient une masse visible, qui le plus souvent se drapait des insignes du religieux.
L’aspect fantômal du pouvoir relève d’un réel concret, malgré les avancées de l’expérience démocratique en Algérie à partir de 1988. Par conséquent, interrogeons-nous ainsi : est-ce que l’état du Président est une visibilisation de l’aspect fantômal du pouvoir, tel qu’il a toujours été ?
A tel point qu’il s’agit de mettre une photo du Président sur sa chaise vide pour dire tout autant le mort, l’absent que le fantôme, car il est en fonction, ne l’oublions pas !
Ou bien alors assistons-nous à un amoindrissement de l’invisibilisation du pouvoir politique dans le sens où il est admis et annoncé que le véritable lieu du pouvoir politique est de l’ordre du fantômal ?
Les manifestants au risque de la répression semblent justement désigner la manière dont la dégradation de l’état de santé du chef de l’Etat est un subterfuge à la poursuite du même système de gouvernance. Nous assistons au refus de la population quant à continuer à être flouée sur le véritable lieu décisionnel, réclamant donc un pouvoir politique identifiable et de ce fait responsable, élu par sa population.
On a tout de même eu jusque-là l’impression d’une acceptation, même teintée de lassitude. Qu’en pensez-vous ?
Jusqu’à la journée du 22 février, la question se posait de comment comprendre qu’un peuple révolutionnaire comme le nôtre laisse faire, c’est-à-dire consente à ce que la dégradation et «le mourir» le représentent. Mais depuis ces premières manifestations s’entend un appel à sortir de cet état de dégradation de la société représenté par le chef de l’Etat.
Il y aurait actuellement un sursaut de vie dans lequel la population refuserait de continuer à vivre, flouée et dégradée dans l’impuissance. La population refuserait de consentir au corps mélancolique du pouvoir politique, dont la tête est représentée par le président Bouteflika.
D’autant plus que ce qui s’expose là du corps malade sert d’écran une fois de plus au véritable lieu du pouvoir : qui décide véritablement ?
Assisterions-nous à une sortie de la peur actuellement ?
A moins qu’il s’agisse d’un savoir-faire nouveau avec la peur qui n’écrase en rien la capacité de mobilisation et de repolitisation citoyenne. Rappelons qu’il y a une histoire de la peur en Algérie qui est hélas très ancienne et qu’on peut faire remontrer à la guerre de conquête en 1830. Le collectif algérien s’est vécu trop souvent menacé dans son existence. Il a risqué de disparaître à plusieurs reprises et de cela, il nous reste des marques et des traces.
Dans votre livre, vous abordez les notions de parricide et de fratricide. A contrario, la persistance au pouvoir de Abdelaziz Bouteflika ne fait-elle pas figure de tentative de réapparition d’un nouveau «père» de la nation ?
Je ne pense pas du tout que le président Bouteflika soit en place de père de la nation pour plusieurs raisons, et d’ailleurs je pense justement qu’il n’y a pas eu de père de la nation et qu’à chaque fois qu’une telle figure a pu émerger, elle a été éliminée (Messali Hadj, Ramdane Abane).
Y compris le président Boumediène qui a gardé son nom de guerre pour occuper la fonction de chef d’Etat. Nos présidents se soutenant d’une légitimité politique et religieuse sont en place de frères. Ils se nommaient frères révolutionnaires et ils ont continué à utiliser ladite fraternité révolutionnaire durant la guerre pour se dire légitimes à exercer le pouvoir politique. La légitimité de ces frères me paraît le symptôme principal du pouvoir politique en Algérie.
J’explique dans mon livre comment ce profond sentiment d’illégitimité s’est fabriqué. Il s’est produit lors des graves destructions de la fonction du père dans la société tribale par la colonialité.
Donc, nous sommes restés à l’état d’une bande de frères héroïques, guerriers, combattants, privés de père. Le chef de l’Etat n’est pas de fait en place de père de la nation. C’est un préjugé que nous avons là, qui empêche de penser les subtilités de cette fonction, selon l’histoire de chaque nation.
En ce qui concerne l’Algérie, le pouvoir politique s’est toujours exercé par une bande de frères d’armes, qui pratiquaient la fraternité contre l’ennemi, alors que dans l’entre-soi, cette fraternité affichée et apparente, se renversait en fratricide.
Considérez, dès l’émergence des mouvements nationaux, la manière dont le pouvoir se pratiquait et vous constaterez que le fratricide direct (assassinat) ou indirect (élimination, mise en exil, destitution) a toujours été un instrument de gouvernance, et ce, jusqu’à il y a peu à travers les différents limogeages et autres destitutions.
On peut aussi ajouter que cette absence de père de la nation en Algérie explique comment le pouvoir n’a que faire des générations à venir et de la construction d’une nation pour ceux et celles qui naîtront après leur mort.
Ce qui importe, c’est de s’emparer du pouvoir dans l’immédiat, presque sans rien laisser aux enfants, petits-enfants, etc. Voyez-vous, un père a ce souci de la transmission, du partage et de la mémoire. Les manifestants s’imposent actuellement en forçant une voie que le pouvoir politique a toujours éliminée.
La mobilisation actuelle oriente vers autre chose qu’une continuation du système politique, malgré les moyens déployés par l’actuelle gouvernance pour poursuivre dans ce sens.
Nous savons d’expérience que la guerre civile se déclenche lorsque la troisième voie est écrasée, entraînant la dégradation d’un vivre-ensemble dans la pluralité. Espérons qu’elle a eu déjà lieu en 1990 et non pas qu’elle soit à venir…
A l’aune de vos recherches sur ce que vous appelez la «colonialité», la renonciation est-elle le fruit de l’asservissement de la population, ou bien le signe des troubles et souffrances sociales à répétition qu’on ne veut pas revivre ?
La colonialité a tenté d’asservir par plusieurs moyens «l’indigène» et son élimination était une pratique courante dès que cela contrariait l’idéologie coloniale et surtout le maintien de la colonialité. L’«indigène» privé d’individualité était perçu comme un objet dessaisi du vivre-ensemble et de sa capacité de pensée et d’action.
A l’indépendance, la citoyenneté est restée comme une lettre en souffrance, ce qui fait que les individus ont l’impression de ne jamais avoir vraiment pu participer à construire la société et le collectif.
La fabrique de l’asservissement s’est faite de plusieurs façons, la plus criante se logeant dans le fait de ne pas compter en tant que citoyen, mais de ne compter que si, d’une manière ou d’une autre, vous êtes pris dans le jeu du pouvoir.
Il y a en Algérie une situation de trauma social grave qui indique que le collectif est et a été gravement meurtri, laissant les individus accablés par une lente mélancolisation.
Ce que représente parfaitement actuellement le président de la République. La société n’est pas un lieu de soutien, de respiration et de protection pour l’individu. Bien au contraire, elle est devenue source de marasme, d’accablement et d’asphyxie.
Les manifestants de la journée du 22 février ont mis en avant les termes de démocratie, citoyenneté et construction d’une société civile qui soit pleinement actrice du pouvoir politique.
Espérons qu’il s’agit là d’un premier pas vers la composition d’une nouvelle structuration du politique, dans laquelle les termes de père et de succession des générations ouvrent la possibilité d’un héritage pour les enfants à venir de la nation.
Comentarios