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Plainte de KOUKOU Editions contre la Commission de censure

La Justice s’incline devant un « rapport secret » de la police politique

 

 

 

« L’activité des publications ne peut être interdite qu’en vertu d’une décision de justice. ».

Article 54 de la Constitution.

 

 

     Pour la 3e année consécutive, KOUKOU Editions est exclue du Salon International du Livre d’Alger (SILA, du 29 octobre au 8 novembre 2025) sans motif légal. Après 18 mois d’une procédure singulière, notre plainte pour « Atteinte aux libertés, abus et usurpation de fonctions » déposée contre le président de la Commission de censure et le Commissaire du SILA, vient de connaitre son épilogue devant la Chambre d’accusation de la Cour d’Alger, qui a confirmé l’ordonnance de non-lieu du juge d’instruction.

Par cette décision, l’appareil judiciaire refuse le renvoi de l’affaire devant le tribunal correctionnel pour un procès public, même si l’instruction a révélé des pratiques occultes, en violation des lois de la République, notamment de la Constitution qui proclame dans son article 54 : « l’activité des publications ne peut être interdite qu’en vertu d’une décision de justice ».

Lors de mon audition, le 13 mars 2025, le juge d’instruction avait voulu circonscrire l’affaire dans un « préjudice matériel subi par une entreprise » qui relèverait de la compétence du tribunal administratif. Dans ma déclaration, enregistrée sur procès-verbal, j’ai recentré le problème sur le « préjudice moral infligé à des dizaines d’auteurs algériens (universitaires, médecins, avocats, journalistes, officiers de l’ALN…) exclus du SILA et empêchés d’aller à la rencontre de leurs lecteurs, alors que le ‘’Manuel du parfait salafiste’’ d’un auteur saoudien, ‘’Mein Kampf’’ de Hitler, les ‘’Mémoires de Mussolini’’ et le dernier livre d’Eric Zemmour avaient les honneurs, en octobre 2023, d’une manifestation officielle.

     Entendu à son tour le 1er juillet 2025 par le magistrat, le président de la Commission de censure, M. Tidjani Tama, a révélé que les mesures punitives prises contre KOUKOU Editions ont été ordonnées par la ministre de la Culture, Mme Soraya Mouloudji, suite à un « rapport secret des services de sécurité », qui accusent « les publications de cette maison d’édition d’être destructrices » et de « porter atteinte à l’image de l’Algérie » !

Cette unique pièce à conviction qui a déclenché la forfaiture, le juge, qui devait instruire à charge et à décharge, n’a pas jugé utile d’en vérifier l’existence pour la verser au dossier, encore moins d’entendre la ministre, pourtant gravement mise en cause par son subordonné. Il n’a pas jugé opportun non plus de nous accorder le droit de répliquer à ces allégations calomnieuses, citer nos témoins, et formaliser la constitution de nouvelles parties civiles parmi les auteurs de KOUKOU Editions qui en avaient émis le souhait.

Au-delà des arguties juridiques qui tentent d’enrober l’arbitraire dans un semblant de légalité, l’affaire se résume à une lettre de cachet de la police politique, exécutée par un membre du gouvernement, et entérinée par des magistrats, dont les prérogatives constitutionnelles ont été pourtant bafouées.

     KOUKOU est une maison d’édition de droit algérien. ‘’Spécialisée dans l’essai politique, le témoignage historique et le document d’actualité’’, elle active dans la légalité depuis deux décennies. Ses publications ont souvent cristallisé des débats vifs, mais elles n’ont jamais donné lieu à des incidents, hormis ceux provoqués par les censeurs clandestins, au SILA et dans les librairies. (Voir Annexe ci-dessous).

Malgré les pressions récurrentes des miliciens de la pensée et des patriotes à gages qui ont imposé une idéologie répressive, régressive et sectaire à l’ombre des institutions, KOUKOU Editions refuse d’infléchir sa ligne éditoriale. Par ces temps de revisionnisme décomplexé qui tente de réécrire l’histoire à l’aune de l’actualité, de répression politique qui a paralysé le présent, et de lourdes hypothèques sur l'avenir, elle s’engage à rester un espace de liberté pour les auteurs autonomes, notamment les universitaires éthiques qui n’ont pas renoncé à leur devoir de critique sociale.

     A la veille d’un 1er novembre perverti par le slogan et l’esbroufe, le message libérateur de la Guerre de libération nationale est heurté par les violations récurrentes des principes fondamentaux de l’Etat de droit. Dans cette séquence décisive pour l’avenir, les discours triomphalistes ampoulés ne peuvent plus occulter les intolérables pratiques de l’ombre qui ont fait trop de mal au pays.

     Il est temps de restaurer la hiérarchie des normes juridiques, notamment la primauté de la Constitution sur les ‘’rapports secrets’’ et les lettres de cachet.

    Il est grand temps de mettre un terme aux manœuvres clandestines de groupuscules extrémistes qui ont pris les institutions en otage.  

 

Alger, le 28 octobre 2025.

Arezki AÏT-LARBI

Directeur de KOUKOU Editions,

Journaliste free-lance.

 

Annexe : chronologie des provocations contre KOUKOU Editions

 

- SILA, octobre 2016 : le stand de KOUKOU Editions est saccagé la veille de l’inauguration officielle ; deux cartons de livres du défunt Ali Koudil, ancien PDG de la CNAN, ont été dérobés. Témoignage inédit sur l’univers carcérale en Algérie, ‘’Naufrage judiciaire’’ est un récit poignant sur sa détention durant huit longues années avant d’être acquitté. Le Commissaire du SILA avait reconnu le préjudice, et présenté ses excuses en proposant un dédommagement avec un chèque de 80.000,00 DA.

- SILA, octobre 2018 : des membres de la Commission de censure se sont présentés au stand de KOUKOU pour saisir l’ouvrage : « Les derniers jours de Muhammed » de l’universitaire tunisienne Hela Ouardi. Sans décision de justice ni notification officielle, nous les avons empêchés de pénétrer dans le stand.

- SILA, mars 2022 : des douaniers (!) se sont présentés au stand de KOUKOU Editions avec la liste d’une vingtaine d’ouvrages « interdits », sans décision de justice, ni notification écrite.  Devant notre insistance pour avoir un document officiel, l’officier des douanes a promis d’en « référer à qui de droit ». Par souci d’apaisement, nous avons accepté de retirer temporairement ces livres, en attendant la notification écrite, dans un délai raisonnable. N’ayant rien reçu au bout de 4 jours, nous avons décidé de les remettre sur les présentoirs, en annonçant cette action par un communiqué de presse. Point commun entre la plupart des ouvrages blacklistés par la Commission de censure, des figures patriotiques connues illustrent leurs couvertures : Djamila Bouhired, Hocine Aït Ahmed, Abdelhafidh Yaha, Abdennour Ali-Yahia, Mohamed Khider…

- SILA, 2023 : KOUKOU Editions est exclue du SILA pour « non-respect du règlement intérieur », sans décision de justice ni précision sur les actes qui auraient dicté cette mesure.

A Alger, l’ANEP, propriétaire de la librairie Chaïb Dzair située à l’Avenue Pasteur, retire de la vente les publications de KOUKOU Editions, et refuse d’honorer ses créances qui remontent à 2022.

- Bougie, 22 mai 2024 : Le directeur du… Commerce de la wilaya de Bgayet saisit, contre remise d’un procès-verbal, le livre de Héla Ouardi ‘’Les derniers jours de Muhammed’’. Motif : « pas conforme aux enseignements du Prophète » et « propage des idées empoisonnées » !

- 29 juin 2024 : Toujours à Bgayet, la police intervient brutalement à l’intérieur de la librairie Gouraya pour arrêter la présentation d’un livre, avant d’interpeller l’auteure, son éditeur, le libraire ainsi que toutes les personnes présentes. Le livre, « La Kabylie en partage » de Dominique Martre qui raconte les souvenirs d’une enseignante française dans un collège de Kabylie dans les années 70, a été pourtant présenté l’avant-veille dans une librairie d’Alger-centre, sans incident.

- Ath Ouacif (Tizi Ouzou), octobre 2024, le ministère de la Culture conditionne l’autorisation du Salon livre amazigh par l’exclusion de KOUKOU Editions et de ses auteurs. Parmi eux : Tassadit Yacine, Mouloud Mammeri, Salem Chaker, Ahmed Bachir, Farida Aït Ferroukh et Aomar Oulamara qui ont consacré leur vie à la défense et à la promotion de la langue et de la culture amazighes, et Mohamed Harbi, qui a pris sa retraite politique à l’âge de 90 par la traduction de ses mémoires dans cette langue. Pour ne pas cautionner l’arbitraire, les organisateurs décident de reporter la manifestation en raison de ‘’contraintes administratives’’.

- Alger, octobre 2025 : Pour la 3e année consécutive, KOUKOU Editions est exclu du SILA et de tous les salons du livre organisés sous l’égide du ministère de la Culture. 

Les miliciens de la pensée en action

KOUKOU Editions exclu du Sila 2024

Après une série d’interdictions arbitraires, KOUKOU Editions est, une nouvelle fois, exclu du Sila, sans motif légal. Notre plainte pour ‘’abus de fonction, attentat à la liberté, et empiètement sur les prérogatives du pouvoir judiciaire’’ contre le président de la Commission de censure du ministère de la Culture qui a ordonné cette forfaiture, et le commissaire du Sila qui l’a exécutée, vient d’être rejetée par le juge d’instruction du tribunal d’Hussein Dey. Son ‘’refus d’ouvrir une information judiciaire’’ a été notifié à l’un de nos avocats par SMS ! En décidant de faire appel de cette décision devant la chambre d’accusation de la Cour d’Alger, KOUKOU Editions est déterminé à aller jusqu’au bout de la procédure, même si l’issue en est incertaine.

Malgré le secret qui entoure ces opérations, le groupuscule extrémiste qui a pris en otage le ministère de la Culture commence à tomber le masque et révéler les leviers idéologiques qui l’animent. Chef officiel de cette secte, M. Tidjani Tama, directeur du Livre et président de la Commission de censure, est un personnage bien singulier. Militant communiste par accident à la fin des années 80, islamiste par opportunisme dans les années 90, sa fascination pour les idéologies totalitaires est devenue une feuille de route qui va transformer une institution culturelle respectable, en Kommandantur chargée de contrôler les lectures des Algériens à l’aune de ses fantasmes.

Le palmarès du préposé à l’inquisition est déjà très lourd. Au Sila, la propagande wahabite outrageusement subventionnées par les pays du Golfe occupe une grande partie des stands. ‘’Mein Kampf’’ d’Hitler et les ‘’Mémoires’’ de Mussolini traduits vers l’arabe par un éditeur égyptien y sont exposés depuis 2016, et leurs auteurs présentés comme des ‘’modèles de réussite sociale’’. Au moment où Eric Zemmour, leader d’extrême droite condamné par la justice française pour ‘’provocation à la haine raciale'’, était à Tel Aviv pour encourager l’armée israélienne dans son génocide contre le peuple palestinien, son dernier livre était à l’honneur lors du Sila 2023.

Cette bienveillance de la Commission de censure pour des auteurs controversés, contraste avec le harcèlement qui cible KOUKOU Editions. Objectif : bâillonner les auteurs progressistes, notamment algériens – universitaires, écrivains, moudjahidine, avocats, médecins, journalistes … – qui n’ont pas renoncé à leur devoir de critique sociale et de réflexion autonome.

Depuis quelques mois, la répression contre les publications de KOUKOU Editions tend à se généraliser pour prendre une allure inquiétante. A Bougie, la police est intervenue, le 29 juin dernier dans la librairie Gouraya, pour interrompre brutalement la présentation d’un livre. Quelques jours plus tôt, c’est le directeur … du Commerce (!) qui avait saisi plusieurs exemplaires d’un autre livre jugé ‘’non conforme aux enseignements de notre religion’,’ car il propagerait ‘’des idées empoisonnées’’ ! A sa décharge, le taliban de poche a assumé l’ignominie en délivrant un procès-verbal qui atteste la forfaiture.

L’article 54 de la Constitution est pourtant clair : ‘’L’activité des publications (…) ne peut être interdite qu’en vertu d’une décision de justice’’. Face à ces violations récurrentes de la loi fondamentale, les autorités concernées, notamment les ministres de la Culture, de l’Intérieur et de la Justice, dont la responsabilité politique est engagée en première ligne, ne peuvent se complaire dans une indifférence complice. S’il s’agit d’actes isolés de nervis incontrôlés, il est grand temps d’y mettre un terme par un rappel à l’ordre républicain et au respect de la Constitution. S’il s’agit d’une nouvelle inflexion autoritaire et obscurantiste qui fait fi de la légalité pour piétiner les droits et les libertés des citoyens, il faut désormais l’assumer sans faux-fuyants. 

Dans ce clair-obscur propice à tous les dérapages, KOUKOU Editions ne se laissera pas intimider par les miliciens de la pensée, et continuera d’opposer la force du droit à l’arbitraire des sectes en cagoule. 

Alger, le 6 novembre 2024

Arezki AIT LARBI

Directeur de KOUKOU Editions

KOUKOU Editions exclu du SILA 2023 !

Communiqué de presse

 

Les cagoulards de la censure ont encore frappé ! Le commissariat du Salon international du livre d'Alger (SILA) nous a notifié, par courrier électronique, l'exclusion de KOUKOU Editions de la manifestation prévue du 25 octobre au 4 novembre 2023. Motif invoqué : "dépassements constatés dans les publications contraires au règlement du SILA et que vous exposez sur votre stand", sans plus de précisions.

Depuis notre première participation à ce salon, en 2011, les seuls "dépassements" constatés sur notre stand ont été largement relatés par la presse :

En 2016 : notre stand a été saccagé durant la nuit précédant l'inauguration officielle, et des cartons de livres ont été dérobés. Après avoir constaté les dégâts, le Commissaire du Sila a présenté ses excuses et dédommagé KOUKOU Editions.

En 2018 : des individus se présentant comme "membres de la commission de lecture" ont tenté de saisir deux ouvrages ; sans décision de justice ni notification écrite, nous nous sommes opposés à ce coup de force en invoquant la loi, qui réserve le pouvoir de censure à la seule autorité judiciaire.

En 2022 : agissant sur "ordres supérieurs", un officier des douanes (?!) accompagné de plusieurs agents nous a notifié - verbalement - l'interdiction de 12 ouvrages, dont la plupart étaient pourtant exposés au SILA et vendus en librairie depuis plusieurs années. Par souci d'apaisement, nous avons accepté de retirer ces ouvrages du stand, en attendant une notification écrite, que l'officier s'était engagé à demander "aux responsables concernés". Après quatre jours d'attente, et n'ayant reçu aucun document officiel, nous avons décidé de remettre les livres litigieux sur le stand, et dénoncer par voie de presse ce qui s'apparente à une opération clandestine.

Pour cette année, les censeurs de l'ombre n'ont pas fait dans le détail. Un fonctionnaire du ministère de la Culture nous a informé que la décision d'exclure KOUKOU Editions émanait de la "Commission de lecture" chargée de contrôler les ouvrages proposés au public. Si la composition de cette commission relève du secret d'Etat, son triste palmarès est déjà très lourd. Assurés de l'impunité que confère l'anonymat, ses membres ont fini par révéler les éructations idéologiques qui ont motivé leurs pitoyables Fatwas. Des livres universellement controversés ont bénéficié d'une troublante tolérance ; comme "Mein Kampf" d'Adolf Hitler et les "Mémoires de Mussolini" publiés par un éditeur égyptien en langue arabe, qui occupent une place privilégiée au SILA depuis 2016.

Oscillant entre le sinistre et le grotesque, cette police de l'esprit avait interdit, en 2017, une biographie de Malcolm X, le leader noir américain pour les droits civiques, au motif qu'il s'agirait… d'un "livre pornographique" !

Alors que des auteurs salafistes qui prêchent l'intolérance, le racisme, la misogynie et la haine sont célébrés comme des références idéologiques à promouvoir, alors que des monstres du XXe siècle, coupables de crimes contre l'humanité, sont érigés en modèles de la pensée et de l'action politiques, des dizaines d'auteurs algériens parmi les plus respectés (écrivains, professeurs des universités, chercheurs, avocats, médecins, journalistes…) sont arbitrairement bannis du Sila. Dans ce climat d'inquisition, les forces liberticides qui ont investi l'appareil d'Etat à la faveur de la contre-révolution qui a brisé l'élan démocratique du Hirak ne s'encombrent plus de respect, même formel, de la légalité. Pourtant, l'article 54 de la Constitution est clair : "L'activité des publications ne peut être interdite qu'en vertu d'une décision de justice". En excluant KOUKOU Editions du SILA, et en interdisant ses livres en violation des procédures légales, les cagoulards du ministère de la Culture ont piétiné la loi fondamentale et usurpé les prérogatives de l'autorité judiciaire. 

Face à ces dérives récurrentes, la responsabilité du gouvernement est engagée : faire respecter la légalité en rappelant à l'ordre ses agents hors-la-loi, ou assumer l'opprobre que leurs fantasmes idéologiques ne manqueront d'engendrer.

Parce-que l'arbitraire se nourrit du silence résigné de ses victimes, nous sommes déterminés à user de tous les moyens légaux pour faire valoir nos droits d'éditeur et protéger nos libertés de citoyen.

 

Alger, le 23 OCTOBRE 2023

Arezki AIT-LARBI

 Directeur de KOUKOU Editions.

Tel : + 213 661 50 69 22

Site web : www. koukou-editions.com

 Facebook : https://www.facebook.com/koukou.editions

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Arezki Aït-Larbi au Matin : "Nous explorons de nouvelles voies éditoriales"

  • Photo du rédacteur: Koukou Éditions
    Koukou Éditions
  • 12 oct. 2011
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 13 août 2020

Nous republions intégralement un entretien accordé par Arezki Aït-Larbi, fondateur de KOUKOU Éditions, au journal en ligne Le Matin.


Arezki Aït Larbi, journaliste, a créé les éditions Koukou en 2009. Depuis, les titres se succèdent. Entre essais, roman et témoignages, ils relancent les grandes questions politiques de l'heure...


Le Matin : Les éditions Koukou sont nées dans un contexte de crise : fermeture de librairies, rétrécissement des espaces du livre. Quelle est votre stratégie éditoriale pour surmonter ces handicaps ?

Arezki Aït Larbi : A la fermeture de librairies s’ajoutent de stupides blocages administratifs, des subventions officielles octroyées sur des critères d’allégeances claniques, un circuit de distribution archaïque et une chaîne de fabrication approximative. Sur les étals des librairies qui ont survécu à la vague des pizzerias et du prêt-à-porter, le choix éditorial est très limité et la qualité esthétique du produit laisse souvent à désirer. Dans la pléthore de "maisons d’édition" gérées par des maquignons prêts à toutes les turpitudes pour capter les subventions officielles, quelques passionnés du livre tentent de tirer la profession vers le haut, malgré un environnement hostile. Comme Barzakh pour l’édition et Mauguin, l’imprimerie de Blida pour la fabrication, qui font un travail remarquable et proposent des ouvrages de qualité. Koukou-éditions, créée il y a deux ans, tente modestement de ne pas céder à la facilité. Tout en étant exigeant dans la forme, nous essayons d’explorer de nouvelles voies sur le plan éditorial. Vos publications touchent à un domaine que peu de vos confères exploitent pour diverses raisons, censures, autocensures : donner la parole aux acteurs de faits politiques, acquis démocratiques en danger. Est-ce une volonté d’inscrire vos éditions dans les luttes démocratiques de l’heure ? La société traverse une terrible période de régression, marquée par la montée des intolérances et le reflux des luttes démocratiques. A la faveur des années de terreur qu’on appelle pudiquement "la tragédie nationale", l’idéologie intégriste a paradoxalement gagné du terrain, même si le terrorisme a été vaincu sur le plan militaire. Résultat : le discours religieux s’est imposé dans toutes les sphères de la vie politique et sociale comme une référence incontournable. Aussi avancé soit-il, ce processus n’est pas est irréversible. Des îlots de résistance tentent de ralentir le rouleau compresseur et d’échapper aussi bien à la normalisation policière qu’à la bigoterie religieuse qui jouent maintenant en duo. La presse comme le livre peuvent donner de la visibilité à cette résistance pour la sauvegarde des libertés. Il s’agit de susciter le débat et de briser les tabous, sur des questions fondamentales qui engagent l’avenir du vivre ensemble. Comme la bombe à retardement des "identités par décret", la marginalisation des minorités, et d’une façon générale, les violations récurrentes des libertés.

Vous avez notamment coordonné et publié Avril 80 en donnant la parole aux officiels du pouvoir, aux journalistes et aux militants de la cause. Est-ce une volonté de distanciation ou au contraire une manière de rendre sereine une période mal connue dans sa genèse ?

Si les causes qui ont engendré le soulèvement d’Avril 80 sont toujours d’actualité, le "Printemps berbère" est, trois décennies plus tard, déjà rentré dans l’histoire. Au-delà des commémorations nombrilistes et des simplifications stériles, il est temps, me semble-t-il, de rendre compte de ce mouvement dans sa complexité, d’étudier sa genèse, ses acquis mais aussi ses insuffisances et ses limites, pour en tirer des leçons. C’était, faut-il le rappeler, le premier mouvement de contestation populaire de cette ampleur depuis l’indépendance. Solliciter le témoignage des acteurs du Mouvement dans leur diversité sociopolitique, mais aussi celui des officiels du pouvoir qui étaient en première ligne pour les combattre, m’a semblé impératif pour une approche plus complète et moins biaisée. Malgré des insuffisances qui seront partiellement comblées dans la prochaine édition de l’ouvrage, l’accueil des lecteurs et les polémiques qui l’ont entouré montrent que ce travail n’est pas inutile. Comment a été reçu Ma vie à contre-Coran de Djemila Benhabib ? Des lecteurs auraient été déçus par le contenu assez faible par rapport au titre ?

Ceux qui attendaient un livre à la Salman Rushdie ont été, en effet, déçus. Pour d’autres, il a suscité le débat, sinon l’adhésion, même si le livre était destiné, au départ, à un public étranger. Malgré une distribution restreinte, Ma vie à contre-Coran a été un succès de librairie. Ma rencontre avec ce livre s’est faite sur Internet, en découvrant les injures déversées sur son auteur, Djemila Benhabib, traitée de tous les noms sur des sites aussi bien intégristes que d’une certaine "gauche bien pensante". La lecture du livre m’a replongé dans le drame des années 1990, avec son lot d’horreurs, de manipulations, et de trahisons, mais aussi de courage et de résistance. A l’heure d’une "réconciliation nationale" en trompe-l’œil, qui a consacré la victoire idéologique de l’intolérance et de la régression, et au moment où les criminels de tous bords se congratulent en imposant le silence à leurs victimes, ce livre sonne la mobilisation générale de ceux qui refusent de renoncer à leur liberté et d’abdiquer leur conscience. Au nom du Peuple !, dont la première édition remonte à 1986, a fait sortir de l’oubli cet ouvrage collectif écrit à la prison de Berrouaghia par les fondateurs de la première Ligue algérienne des droits de l’Homme, des enfants de chouhada autonomes, et des militants du Printemps berbère. Quel est l’histoire du manuscrit ? Pourquoi ce livre capital a-t-il été oublié depuis sa première publication ?

Le livre retrace les épisodes du procès, en décembre 1985, de ces militants devant la sinistre Cour de sûreté de l’Etat de Médéa (dissoute en 1989). Il s’articule autour de l’arrêt de renvoi (acte d’accusation) et des déclarations des inculpés devant les juges. S’y ajoutent différents articles, prises de position et de soutien de personnalités et d’ONG de défense des droits de l’Homme. C’est à la prison de Berroughia que l’arrêt de renvoi a été traduit de l’arabe vers le français, et que la plupart des inculpés avaient rédigé leurs déclarations. Ces différents textes sortiront des cellules clandestinement, pour être publiés à Tizi-Ouzou dès la fin du procès, par Tafsut, la revue semi-clandestine du Mouvement culturel berbère. Début 1986, le livre sortira en France chez Imedyazen, la coopérative d’édition berbère. Après les événements d’octobre 1988, j’avais sollicité Laphomic, pour l’éditer à Alger, et le responsable de cette première maison d’édition privée avait donné son accord. Le Mouvement culturel berbère était déjà lézardé par les premières fissures qui aboutiront à son implosion. Le consensus entre différents groupes était rompu ; sous des prétextes fallacieux, certains réussiront à bloquer la publication du livre. Des essais sur des périodes clé de l’histoire politique de l’Algérie contemporaine. Quel est l’objectif visé au niveau des lecteurs ?

Pour ceux qui les ont vécues, les années 1980 et 1990 c’était hier. Pour les nouvelles générations, c’est déjà la préhistoire ! Dire à un jeune qu’il y a à peine quelques années, la possession d’un alphabet en tifinagh pouvait mener en prison, ou qu’une conférence d’un célèbre écrivain sur la poésie kabyle ancienne était interdite, ou encore que la création d’une Ligue des droits de l’Homme pouvait se terminer devant la Cour de sûreté de l’Etat et passible de la peine capitale, est quelque chose d’inimaginable. La relative ouverture démocratique qui a suivi octobre 1988 n’est pas le résultat de la bienveillance du régime, mais le fruit de luttes multiformes qui ont imposé un rapport de forces favorable aux libertés. Dans les années 1990, et à la faveur du terrorisme intégriste, le pouvoir s’est re-légitimé au nom du rétablissement de l’ordre et de la stabilité. Depuis 1999 et l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika, la politique de "réconciliation nationale" entre le pouvoir et les islamistes a mis un terme à cette "querelle de famille". Le premier deviendra le maître d’œuvre des fantasmes des seconds dans leur croisade commune contre les libertés, au nom de prétendues "valeurs civilisationnelles". Nous sommes dans une période charnière. Pour les partisans des libertés, l’alternative est simple et tragique : résister ou se soumettre. La protection des libertés et l’avènement d’un Etat de droit exigent une vigilance permanente. Il faut connaître les épreuves du passé pour éviter de les subir de nouveau, et capitaliser les luttes pour rétablir la continuité entre les générations. Dans la confrontation idéologique entre les forces de la régression et les partisans des libertés et du progrès, le livre joue un rôle de premier plan. A propos de Le mensonge de Dieu de Mohamed Benchicou, comment expliquez-vous le refus initial de l’ISBN ?

Il faut poser la question au directeur de la Bibliothèque nationale qui, pire qu’un refus motivé et assumé, avait bloqué l’ISBN en faisant la sourde oreille. Le service du dépôt légal m’avait informé par téléphone que ce fonctionnaire avait exigé un exemplaire du livre "avant de prendre une décision". J’ai refusé, bien entendu, de me soumettre à cette procédure aussi curieuse qu’illégale. J’ai répondu, par courrier recommandé avec accusé de réception, qu’il n’était pas dans les prérogatives du directeur de la BN, ni même du ministère de la Culture, de censurer un livre. Si pour une raison légale un livre devait être interdit, seule l’autorité judiciaire pouvait prendre une telle décision. Il a fallu que le litige déborde sur la place publique pour que le directeur de la Bibliothèque nationale finisse par entendre raison. Dans cette tentative de censure manquée, a-t-il obéi à des instructions de sa hiérarchie ? Ou est-ce un acte isolé d’un fonctionnaire zélé, qui veut devancer ce qu’il croit être le désir de l’autorité supérieure ? Je n’en sais rien. Mais la légalité a fini par reprendre ses droits, et c’est cela l’essentiel. Quels ont été les critères de choix qui ont motivé sa publication ?

Je ne l’ai pas choisi, c’est Mohamed Benchicou qui m’a sollicité pour le publier. Après avoir lu le livre que j’ai apprécié, j’ai donné mon accord. S’y ajoute une incontestable solidarité avec un auteur "blacklisté" par les éditeurs algériens en raison de ses démêles avec les autorités. Même si je suis loin de partager certaines des prises de position de l’auteur, je ne peux accepter qu’il soit censuré en raison de ses opinions politiques Les éditions Achab, de Ramdane Achab, militant de la cause berbère, universitaire, ont vu le jour à la même période. Elles s’investissent dans le domaine littéraire berbère et ont notamment édité un roman remarqué de Nabile Farès : Il était une fois, l’Algérie. Quelle est votre appréciation sur cette Maison d’édition ?

Ramdane Achab est un ami de longue date, qui a toujours fait un travail de fond, souvent ingrat, loin des feux de la rampe. Sur le plan éditorial, nous avons choisi deux lignes différentes, mais complémentaires. Dans certains salons du livre, il nous est arrivé de prendre un stand en commun. Avec sa maison d’édition, et malgré des moyens limités, j’espère qu’il réussira son pari de propulser la culture berbère vers l’écrit et la modernité. Vous êtes journaliste de profession. Est-ce cela qui vous guide dans l’objectif éditorial orienté vers l’actualité politique ?

Je suis un passionné des livres. Comme lecteur, j’ai toujours partagé les livres que j’ai aimés avec des proches et des amis. Comme éditeur, j’essaie de toucher un lectorat plus large avec des sujets qui me semblent importants.

Entretien réalisé par Rachid Mokhtari

 
 
 

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