Nous republions intégralement un entretien accordé par Arezki Aït-Larbi, fondateur de KOUKOU Éditions, au journal en ligne Le Matin.
Arezki Aït Larbi, journaliste, a créé les éditions Koukou en 2009. Depuis, les titres se succèdent. Entre essais, roman et témoignages, ils relancent les grandes questions politiques de l'heure...
Le Matin : Les éditions Koukou sont nées dans un contexte de crise : fermeture de librairies, rétrécissement des espaces du livre. Quelle est votre stratégie éditoriale pour surmonter ces handicaps ?
Arezki Aït Larbi : A la fermeture de librairies s’ajoutent de stupides blocages administratifs, des subventions officielles octroyées sur des critères d’allégeances claniques, un circuit de distribution archaïque et une chaîne de fabrication approximative. Sur les étals des librairies qui ont survécu à la vague des pizzerias et du prêt-à-porter, le choix éditorial est très limité et la qualité esthétique du produit laisse souvent à désirer. Dans la pléthore de "maisons d’édition" gérées par des maquignons prêts à toutes les turpitudes pour capter les subventions officielles, quelques passionnés du livre tentent de tirer la profession vers le haut, malgré un environnement hostile. Comme Barzakh pour l’édition et Mauguin, l’imprimerie de Blida pour la fabrication, qui font un travail remarquable et proposent des ouvrages de qualité. Koukou-éditions, créée il y a deux ans, tente modestement de ne pas céder à la facilité. Tout en étant exigeant dans la forme, nous essayons d’explorer de nouvelles voies sur le plan éditorial. Vos publications touchent à un domaine que peu de vos confères exploitent pour diverses raisons, censures, autocensures : donner la parole aux acteurs de faits politiques, acquis démocratiques en danger. Est-ce une volonté d’inscrire vos éditions dans les luttes démocratiques de l’heure ? La société traverse une terrible période de régression, marquée par la montée des intolérances et le reflux des luttes démocratiques. A la faveur des années de terreur qu’on appelle pudiquement "la tragédie nationale", l’idéologie intégriste a paradoxalement gagné du terrain, même si le terrorisme a été vaincu sur le plan militaire. Résultat : le discours religieux s’est imposé dans toutes les sphères de la vie politique et sociale comme une référence incontournable. Aussi avancé soit-il, ce processus n’est pas est irréversible. Des îlots de résistance tentent de ralentir le rouleau compresseur et d’échapper aussi bien à la normalisation policière qu’à la bigoterie religieuse qui jouent maintenant en duo. La presse comme le livre peuvent donner de la visibilité à cette résistance pour la sauvegarde des libertés. Il s’agit de susciter le débat et de briser les tabous, sur des questions fondamentales qui engagent l’avenir du vivre ensemble. Comme la bombe à retardement des "identités par décret", la marginalisation des minorités, et d’une façon générale, les violations récurrentes des libertés.
Vous avez notamment coordonné et publié Avril 80 en donnant la parole aux officiels du pouvoir, aux journalistes et aux militants de la cause. Est-ce une volonté de distanciation ou au contraire une manière de rendre sereine une période mal connue dans sa genèse ?
Si les causes qui ont engendré le soulèvement d’Avril 80 sont toujours d’actualité, le "Printemps berbère" est, trois décennies plus tard, déjà rentré dans l’histoire. Au-delà des commémorations nombrilistes et des simplifications stériles, il est temps, me semble-t-il, de rendre compte de ce mouvement dans sa complexité, d’étudier sa genèse, ses acquis mais aussi ses insuffisances et ses limites, pour en tirer des leçons. C’était, faut-il le rappeler, le premier mouvement de contestation populaire de cette ampleur depuis l’indépendance. Solliciter le témoignage des acteurs du Mouvement dans leur diversité sociopolitique, mais aussi celui des officiels du pouvoir qui étaient en première ligne pour les combattre, m’a semblé impératif pour une approche plus complète et moins biaisée. Malgré des insuffisances qui seront partiellement comblées dans la prochaine édition de l’ouvrage, l’accueil des lecteurs et les polémiques qui l’ont entouré montrent que ce travail n’est pas inutile. Comment a été reçu Ma vie à contre-Coran de Djemila Benhabib ? Des lecteurs auraient été déçus par le contenu assez faible par rapport au titre ?
Ceux qui attendaient un livre à la Salman Rushdie ont été, en effet, déçus. Pour d’autres, il a suscité le débat, sinon l’adhésion, même si le livre était destiné, au départ, à un public étranger. Malgré une distribution restreinte, Ma vie à contre-Coran a été un succès de librairie. Ma rencontre avec ce livre s’est faite sur Internet, en découvrant les injures déversées sur son auteur, Djemila Benhabib, traitée de tous les noms sur des sites aussi bien intégristes que d’une certaine "gauche bien pensante". La lecture du livre m’a replongé dans le drame des années 1990, avec son lot d’horreurs, de manipulations, et de trahisons, mais aussi de courage et de résistance. A l’heure d’une "réconciliation nationale" en trompe-l’œil, qui a consacré la victoire idéologique de l’intolérance et de la régression, et au moment où les criminels de tous bords se congratulent en imposant le silence à leurs victimes, ce livre sonne la mobilisation générale de ceux qui refusent de renoncer à leur liberté et d’abdiquer leur conscience. Au nom du Peuple !, dont la première édition remonte à 1986, a fait sortir de l’oubli cet ouvrage collectif écrit à la prison de Berrouaghia par les fondateurs de la première Ligue algérienne des droits de l’Homme, des enfants de chouhada autonomes, et des militants du Printemps berbère. Quel est l’histoire du manuscrit ? Pourquoi ce livre capital a-t-il été oublié depuis sa première publication ?
Le livre retrace les épisodes du procès, en décembre 1985, de ces militants devant la sinistre Cour de sûreté de l’Etat de Médéa (dissoute en 1989). Il s’articule autour de l’arrêt de renvoi (acte d’accusation) et des déclarations des inculpés devant les juges. S’y ajoutent différents articles, prises de position et de soutien de personnalités et d’ONG de défense des droits de l’Homme. C’est à la prison de Berroughia que l’arrêt de renvoi a été traduit de l’arabe vers le français, et que la plupart des inculpés avaient rédigé leurs déclarations. Ces différents textes sortiront des cellules clandestinement, pour être publiés à Tizi-Ouzou dès la fin du procès, par Tafsut, la revue semi-clandestine du Mouvement culturel berbère. Début 1986, le livre sortira en France chez Imedyazen, la coopérative d’édition berbère. Après les événements d’octobre 1988, j’avais sollicité Laphomic, pour l’éditer à Alger, et le responsable de cette première maison d’édition privée avait donné son accord. Le Mouvement culturel berbère était déjà lézardé par les premières fissures qui aboutiront à son implosion. Le consensus entre différents groupes était rompu ; sous des prétextes fallacieux, certains réussiront à bloquer la publication du livre. Des essais sur des périodes clé de l’histoire politique de l’Algérie contemporaine. Quel est l’objectif visé au niveau des lecteurs ?
Pour ceux qui les ont vécues, les années 1980 et 1990 c’était hier. Pour les nouvelles générations, c’est déjà la préhistoire ! Dire à un jeune qu’il y a à peine quelques années, la possession d’un alphabet en tifinagh pouvait mener en prison, ou qu’une conférence d’un célèbre écrivain sur la poésie kabyle ancienne était interdite, ou encore que la création d’une Ligue des droits de l’Homme pouvait se terminer devant la Cour de sûreté de l’Etat et passible de la peine capitale, est quelque chose d’inimaginable. La relative ouverture démocratique qui a suivi octobre 1988 n’est pas le résultat de la bienveillance du régime, mais le fruit de luttes multiformes qui ont imposé un rapport de forces favorable aux libertés. Dans les années 1990, et à la faveur du terrorisme intégriste, le pouvoir s’est re-légitimé au nom du rétablissement de l’ordre et de la stabilité. Depuis 1999 et l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika, la politique de "réconciliation nationale" entre le pouvoir et les islamistes a mis un terme à cette "querelle de famille". Le premier deviendra le maître d’œuvre des fantasmes des seconds dans leur croisade commune contre les libertés, au nom de prétendues "valeurs civilisationnelles". Nous sommes dans une période charnière. Pour les partisans des libertés, l’alternative est simple et tragique : résister ou se soumettre. La protection des libertés et l’avènement d’un Etat de droit exigent une vigilance permanente. Il faut connaître les épreuves du passé pour éviter de les subir de nouveau, et capitaliser les luttes pour rétablir la continuité entre les générations. Dans la confrontation idéologique entre les forces de la régression et les partisans des libertés et du progrès, le livre joue un rôle de premier plan. A propos de Le mensonge de Dieu de Mohamed Benchicou, comment expliquez-vous le refus initial de l’ISBN ?
Il faut poser la question au directeur de la Bibliothèque nationale qui, pire qu’un refus motivé et assumé, avait bloqué l’ISBN en faisant la sourde oreille. Le service du dépôt légal m’avait informé par téléphone que ce fonctionnaire avait exigé un exemplaire du livre "avant de prendre une décision". J’ai refusé, bien entendu, de me soumettre à cette procédure aussi curieuse qu’illégale. J’ai répondu, par courrier recommandé avec accusé de réception, qu’il n’était pas dans les prérogatives du directeur de la BN, ni même du ministère de la Culture, de censurer un livre. Si pour une raison légale un livre devait être interdit, seule l’autorité judiciaire pouvait prendre une telle décision. Il a fallu que le litige déborde sur la place publique pour que le directeur de la Bibliothèque nationale finisse par entendre raison. Dans cette tentative de censure manquée, a-t-il obéi à des instructions de sa hiérarchie ? Ou est-ce un acte isolé d’un fonctionnaire zélé, qui veut devancer ce qu’il croit être le désir de l’autorité supérieure ? Je n’en sais rien. Mais la légalité a fini par reprendre ses droits, et c’est cela l’essentiel. Quels ont été les critères de choix qui ont motivé sa publication ?
Je ne l’ai pas choisi, c’est Mohamed Benchicou qui m’a sollicité pour le publier. Après avoir lu le livre que j’ai apprécié, j’ai donné mon accord. S’y ajoute une incontestable solidarité avec un auteur "blacklisté" par les éditeurs algériens en raison de ses démêles avec les autorités. Même si je suis loin de partager certaines des prises de position de l’auteur, je ne peux accepter qu’il soit censuré en raison de ses opinions politiques Les éditions Achab, de Ramdane Achab, militant de la cause berbère, universitaire, ont vu le jour à la même période. Elles s’investissent dans le domaine littéraire berbère et ont notamment édité un roman remarqué de Nabile Farès : Il était une fois, l’Algérie. Quelle est votre appréciation sur cette Maison d’édition ?
Ramdane Achab est un ami de longue date, qui a toujours fait un travail de fond, souvent ingrat, loin des feux de la rampe. Sur le plan éditorial, nous avons choisi deux lignes différentes, mais complémentaires. Dans certains salons du livre, il nous est arrivé de prendre un stand en commun. Avec sa maison d’édition, et malgré des moyens limités, j’espère qu’il réussira son pari de propulser la culture berbère vers l’écrit et la modernité. Vous êtes journaliste de profession. Est-ce cela qui vous guide dans l’objectif éditorial orienté vers l’actualité politique ?
Je suis un passionné des livres. Comme lecteur, j’ai toujours partagé les livres que j’ai aimés avec des proches et des amis. Comme éditeur, j’essaie de toucher un lectorat plus large avec des sujets qui me semblent importants.
Entretien réalisé par Rachid Mokhtari
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